• Soudain la révolution !

    Paru dans Libération du 01 février 2011

    Fethi Benslama*

     

    La révolution tunisienne a surgi d’un angle mort. Vouloir aujourd’hui expliquer ses causes à travers les catégories objectives de la rationalité socio-économique est insuffisant. De telles explications finissent par nous faire adhérer à cette illusion déterministe qui fait tant de mal à notre époque où tout semble programmé. Elles privent l’existence humaine d’avenir en la rendant prévisible, dans le confort rétrospectif refroidi. Non, la révolution tunisienne est une surprise y compris pour ceux qui l’ont déclenchée et menée avec résolution. De plus, elle survient dans une situation où la notion de révolution s’est retirée de notre espace de pensée, au moins depuis la chute du mur de Berlin. La levée du soulèvement des Tunisiens, autant que sa puissance, a échappé à tout le monde. A commencer par le système de Ben Ali. Son déclenchement est venu d’une zone inaccessible au champ de vision contrôlé qu’il a constitué. Comment approcher cet angle mort ? Il faut accorder à la notion de déclenchement une valeur propre, qui va au-delà de la conception mécaniste de l’accumulation et de la rupture. Il nous faut penser ce « soudain », qui désigne dans la langue « ce qui vient sans être vu » et qui, en un court laps de temps, renverse massivement la soumission, du moins apparente, en insoumission flagrante et généralisée. Ce déclenchement porte un nom désormais, celui de l’auto-immolation de Bouazizi. Contrairement à ce qui a été dit, Bouazizi n’est pas un diplômé sans emploi, mais un marchand de fruit à la sauvette, auquel la police municipale a confisqué son étalage ambulant, et qui a été giflé lors de l’empoignade, par l’un des agents. Ce n’est pas seulement parce que son moyen de subsistance lui fut enlevé qu’il s’est immolé, mais suite à sa plainte qui a trouvé porte close ou qui fut jugée irrecevable. C’est la coïncidence entre la privation matérielle et la non reconnaissance d’un tort qui a conduit à l’acte désespéré. Or, lorsqu’on écoute l’homme de la rue en Tunisie et que l’on se rend attentif aux mots qui servent à expliquer son soulèvement, en référence à l’acte de Bouazizi, un signifiant revient sans cesse comme une litanie : celui de « qahr ». C’est un vocable effrayant qui appartient au registre le plus élevé de la puissance, celle qui asservit quelqu’un et le réduit à l’impuissance totale. De sa racine dérive le mot qui désigne le vainqueur impérieux, celui d’Irrésistible (l’un des noms divins), celui du Caire (la cité victorieuse) et étrangement dans la langue arabe ancienne, celui de l’état de la chair brûlée et vidée de sa substance. Trop belle coïncidence sémantique dira-t-on, toujours est-il que les Tunisiens puisent dans le langage de la détresse afférente à l’homme réduit à l’impuissance absolue, pour désigner l’acte de Bouazizi comme source d’identification à sa situation et aussi à sa révolte. Il n’est pas exagéré de qualifier le régime de Ben Ali comme un système de pouvoir qui réduit à l’impuissance totale : neutralisation politique des tunisiens et transformation des acteurs publics en marionnettes, organisation policière brutale et techniquement sophistiquée, pillage des biens communs par son clan vorace au su de tous, humiliation physique et morale des opposants, arrogance et menterie quotidiennes, avec les compliments des démocraties européennes qui prétendent, comme d’habitude, ne pas savoir. L’acte de Bouazizi a eu pour effet de pourvoir la révolte de la possibilité d’un renversement, en montrant comment l’homme peut trouver une puissance dans son impuissance même, peut exister en disparaissant, faire prévaloir son droit en perdant tout. C’est l’antinomie même d’un Ben Ali qui n’existe qu’en faisant disparaître les autres, à l’instar de son image flanquée sur tous les murs du pays. C’est le renversement du narcissisme du « qahr » par un pauvre paysan d’une région laissée pour compte qui a fournit à tous les Tunisien le symbole (le langage en acte) qui a déclenché un processus de subjectivation collective faisant fond, certes, sur des conditions socio-économiques qui préexistaient ; conditions qui seraient rester un état et non un procès irrépressible par lequel des femmes et des hommes retournant subitement leur impuissance en puissance de refus. Il y a un versant imaginaire à ce scénario du déclenchement, autour de l’acte inédit de l’auto-immolation dans la culture tunisienne et musulmane, si ce n’est peut-être l’écho de ce que nous avons appris par cœur, enfants, du geste de la femme d’Hasdrubal se jetant dans la brasier en criant : « le feu plutôt que le déshonneur » pour échapper au « qahr » de Carthage par les Romains. Parmi les trésors iconographiques de la révolution sur Facebook, il existe un collage ou l’on voit la tête coupée de Ben Ali en tenue de président de la république, remplacée par celle de Bouazizi. La thèse freudienne de la constitution libidinale d’une foule est d’actualité : une somme d’individus mettent le même objet à la place de leur idéal du moi pour s’identifier les uns aux autres. Sauf, qu’ici Bouazizi n’était pas un meneur, mais l’homme calciné qui, en disparaissant, a permis à la multitude de s’enflammer. En quoi l’inconscient ne peut pas ne pas être politique.

     

     

    * Psychanalyste, professeur de psychopathologie, Université Paris-Diderot.

     

     

     

     

     

     


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